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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/119

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semble que je n’aurais à me plaindre que de ce que vous ne m’avez pas mise dans la confidence. Je ne vous demande, pour vous acquitter avec moi, qu’une seule chose : c’est de me dire la vérité. Croyez qu’il n’y en a point, non, qu’il n’y en a point que je ne puisse entendre. Je puis vous paraître faible, et assez pour vous faire croire qu’il faut me ménager, cela n’est pas vrai. Jamais, au contraire, je ne me suis senti plus de force. J’ai celle de souffrir, et je ne crains plus rien dans le monde, pas même ce que vous croyez devoir me faire le plus de mal : Adieu donc.



LETTRE XXXVI

Onze heures du soir, 1774.

Mon Dieu ! que je vous ai peu vu, que je vous ai mal vu aujourd’hui, et qu’il m’est pénible de ne pas savoir où vous êtes dans ce moment ! J’espère que c’est à Ris, et que vous reviendrez demain au soir. On dit qu’on attend M. le comte de Broglie demain matin. Il est singulier que je sois amenée à m’occuper de son retour, à désirer qu’il soit plus prompt que ses amis même ne peuvent le désirer. Mon Dieu ! comme un sentiment change et bouleverse tout ! Ce moi, dont parle Fénelon, est encore une chimère : je sens positivement que je ne suis point moi. Je suis vous ; et pour être vous, je n’ai aucun sacrifice à faire. Votre intérêt, vos affections, votre bonheur, vos plaisirs, ce sont là, mon ami, le moi qui m’est cher et qui m’est intime ; tout le reste m’est étranger : vous seul dans l’univers pouvez m’occuper et m’attacher. Ma