Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pensée, mon âme ne peuvent désormais être remplies que par vous et par des regrets déchirants. Oh ! non, ce n’est point quand je vous compare à moi que je crains, que je m’afflige de n’être pas aimée. Hélas ! c’est quand je pense comment je l’étais, et par qui je l’étais ; mais c’était un bonheur inouï, auquel je n’avais pas dû prétendre, et que vous voyez bien que je ne méritais pas. Oh ! que mon âme souffre, que ces souvenirs sont douloureux ! Mon ami, que deviendrai-je lorsque je ne vous verrai plus, que je ne vous attendrai point ! Croyez-vous que je puisse vivre ? Cette pensée me tue : dans dix jours !… Mais dites-moi pourquoi il ne me faudrait aucun courage pour mourir et pourquoi je n’ai pas la force de me dire qu’il y aura un jour, un moment, où vous me direz un mot qui me fait frissonner. Mon ami, ne le prononcez jamais : il m’a porté malheur ; ce mot affreux devait être mon arrêt : si je l’entends jamais, je meurs. — Comment pouvez-vous me louer de vous aimer ? Ah ! le mérite, la vertu eussent été de résister à ce penchant, à cet attrait qui m’a portée vers vous longtemps avant que je pusse me défier de moi. Comment craindre, comment prévoir, lorsqu’on est garanti par un sentiment, par le malheur, et par le bien inestimable d’être aimé par une créature parfaite ? Mon ami, voilà ce qui entourait mon âme, ce qui la défendait lorsque vous y avez fait descendre le trouble du remords et la chaleur de la passion ; et puis vous me louez de vous aimer ! Ah ! c’est un crime, et l’excès même ne me justifie pas. Mais je vais vous faire horreur : car je suis comme Pyrrhus, je m’abandonne au crime en criminelle. Oui, vous aimer ou cesser de vivre, je ne connais que cette vertu et cette loi dans la nature ; et ce sentiment est si vrai, si invo-