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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/122

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sais pas si je vous aime, mais je sens, et je sens trop que vous troublez, que vous agitez mon âme, et d’une manière pénible et douloureuse, lorsque je ne vous vois pas ou que je ne suis pas soutenue par le plaisir et l’activité de vous attendre. Je vous ai dit, j’ai voulu vous dire le charme qu’avait pour moi votre présence ; mais, mon ami, que les expressions sont faibles pour rendre ce que l’on sent fortement ! l’esprit trouve des mots, l’âme aurait besoin de créer une langue nouvelle. Oui, certainement, j’ai plus de sensations qu’il n’y a de mots pour les rendre : comment, en effet, pourrais-je vous dire tout le bien et tout le mal que vous me faites ? votre présence a un tel empire, une telle force, qu’elle me donne une existence nouvelle, et ne me laisse pas même le souvenir de celle que j’avais avant que de vous voir. Je suis si animée, si pénétrée de l’impression que je reçois, que je ne puis plus être heureuse ou malheureuse que par vous. J’aime, je jouis, je crains, je souffre, sans qu’il entre jamais dans ces diverses dispositions ni souvenir du passé, ni prévoyance de l’avenir. Mon ami, dans le temps où l’on croyait au sortilège, j’aurais expliqué tout ce que vous me faites éprouver en disant que vous aviez le pouvoir de jeter sur moi un sort qui m’enlève à moi-même ; mais si cela était, si vous aviez cette puissance, que je vous trouverais cruel de ne pas prolonger l’illusion qui me fait sentir, au moins quelques moments, que la vie peut être un bien ! Oui, je vous dois de connaître, de goûter ce plaisir qui enivre l’âme, au point d’ôter tout sentiment de peine et de douleur. Mais voyez si je dois vous en rendre grâce : le charme cesse au moment où vous me quittez, et en rentrant dans mon âme, je me trouve accablée de regret et de