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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/123

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remords : la perte que j’ai faite me déchire. J’étais aimée, et aimée à un degré où l’imagination ne peut pas atteindre. Tout ce que j’ai lu était faible et froid en comparaison du sentiment de M. de M... ; il remplissait toute sa vie ; jugez s’il a dû occuper la mienne. Ce regret suffirait bien pour faire le malheur et le désespoir d’une âme sensible. Eh bien ! je souffre plus cruellement encore par le remords qui pèse sur mon âme : je me vois coupable, je me trouve indigne du bonheur dont j’ai joui : j’ai manqué à l’homme le plus vertueux et le plus sensible ; en un mot, j’ai manqué à moi-même et j’ai perdu ma propre estime : jugez si j’ai le droit de prétendre à la vôtre ; et si vous ne m’estimez pas, y a-t-il moyen de m’aveugler au point de croire que vous puissiez m’aimer ? D’après cette connaissance de moi-même, et les réflexions qu’elle entraîne, croyez-vous qu’il puisse y avoir une créature plus malheureuse ? Ah ! mon ami, cette mobilité d’âme que vous me reprochez, et dont je conviens, ne me sert que lorsque je vous vois. C’est elle qui fait que toute ma vie n’est plus que dans un point : je vis en vous et par vous ; mais d’ailleurs savez-vous à quoi sert cette mobilité ? à me faire éprouver dans une heure tous les genres de tourments qui peuvent déchirer et abattre l’âme. Oui, cela est vrai, je sens quelquefois les angoisses, le découragement de la mort, et dans le même instant, les convulsions du désespoir. Cette mobilité est un secret de la nature pour faire vivre avec plus de force en un jour, que le commun des hommes n’a vécu en mourant à cent ans. Il est vrai que cette même mobilité, qui n’est qu’une malédiction de plus dans le malheur, est quelquefois la source de beaucoup de plaisirs dans une disposition calme : c’est peut-être