Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/124

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même un moyen d’être aimable, parce que c’est une manière de faire jouir la vanité et de flatter l’amour-propre. Cent fois j’ai senti que je plaisais par l’impression que je recevais des agréments et de l’esprit des personnes avec qui j’étais : et en général, je ne suis aimée que parce qu’on croit et qu’on voit qu’on me fait effet ; ce n’est jamais par celui que l’on reçoit. Cela prouve tout à la fois, et l’insuffisance de mon esprit et l’activité de mon âme, et il n’y a dans cette remarque ni vanité, ni modestie, c’est la vérité. Mon ami, je veux vous dire le secret de mon cœur, sur le peu d’impression que vous prétendiez que me faisait l’idée d’une séparation de quatre mois ; voici ce que je m’en promettais : d’être rendue tout entière à ma douleur, et au dégoût invincible que je me sens pour la vie. Je croyais que, lorsque mon âme ne flotterait plus entre l’espérance et le plaisir de vous voir, de vous avoir vu, elle aurait plus de force qu’il n’en faut pour me délivrer d’une vie qui ne me présenterait plus que des regrets et des remords. Voilà, je vous le jure, la pensée qui m’occupe depuis près de deux mois ; et ce besoin actif et profond d’être délivrée de mes maux m’a soutenue et me défend encore contre le chagrin que me ferait éprouver votre absence. Ne concluez point déjà que je veuille vous prouver que je vous aime avec beaucoup de passion : non, mon ami ; cela prouve seulement que je tiens vivement à mon plaisir, et qu’il me donne la force de souffrir. Je vous l’ai déjà dit, ces mots sont gravés dans mon cœur, et ils prononcent mon arrêt : vous aimer, vous voir, ou cesser d’exister. Après cela, dites tout le mal que vous voudrez de ma sensibilité : jamais je n’ai cherché à combattre la mauvaise opinion que vous aviez de moi ; je ne vous trouve ni sé-