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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/125

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vère, ni injuste. Vous seul, dans la nature, êtes en droit de me mésestimer, et de douter de la force et de la vérité de la passion qui m’a animée pendant cinq ans.



LETTRE XXXVIII

Quatre heures, 1774.

Je vous quittai hier au soir, parce que je craignais vous fatiguer en vous parlant aussi longtemps de moi. Vous m’étiez tellement présent que je souffrais de ce que vous ne m’interrompiez pas ; mais écoutez-moi aujourd’hui : c’est de vous que j’ai à vous parler ; mais avant tout, croyez, je vous prie, que ce ne sont point des reproches que je veux vous faire : je ne crois pas en avoir le droit, et je serais désolée de vous déplaire. L’intérêt que je vous porte me fait souffrir de mille choses qui ne sont d’aucun prix pour vous : il faut aimer pour être averti du mal qu’on fait à ce qui nous aime : l’esprit ne donne point la délicatesse dont il faut user avec une âme malade et malheureuse ; mais les exordes sont ennuyeux, venons au fait. Mon ami, vous vouliez me faire un secret de votre voyage ; si c’est un bon motif qui en est l’objet, pourquoi craignez-vous de me le dire ? et si ce voyage doit offenser mon cœur, pourquoi le faites-vous ? Si vous ne me devez pas de m’aimer, vous vous devez à vous-même d’être délicat et de ne pas me tromper. Jamais vous n’avez avec moi l’abandon de la confiance ; il semble que ce que vous me dites vous échappe, et