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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/143

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écrit de Chanteloup ? est-ce que déjà vous n’aviez plus rien à me dire ? La poste part tous les jours, et puis qu’importe ? la lettre reste à la poste, et l’on n’est pas un siècle privé du plaisir de parler à ce qui nous aime ; car remarquez que je n’ose pas dire à ce qu’on aime. Si vous êtes arrivé mardi après le courrier de Bordeaux, il faudra attendre jusqu’à mercredi ; et c’est me mettre dans les limbes, après m’avoir mise quinze jours en enfer.

Si vous recevez cette lettre à Bordeaux, comme je n’en doute pas, je me rétracte, et je vous demande d’aller voir ce consul ; je saurai peut-être de nouveaux détails. Il vous parlera de la plus aimable, de la plus intéressante créature, que j’aurais dû aimer uniquement, et que je n’aurais jamais offensée, si, par une fatalité que je déteste, je pouvais échapper à quelque genre de malheur ; il n’y en a point que je n’aie éprouvé. Quelque jour, mon ami, je vous conterai des choses qu’on ne trouve point dans les romans de Prévost, ni ceux de Richardson. Mon histoire est un composé de circonstances si funestes, que cela m’a prouvé que le vrai n’est souvent pas vraisemblable. Les héroïnes de roman ont peu de chose à dire de leur éducation, la mienne mériterait d’être écrite par sa singularité. Quelque soirée, cet hiver, quand nous serons bien tristes, bien tournés à la réflexion, je vous donnerai le passe-temps d’entendre un écrit qui vous intéresserait, si vous le trouviez dans un livre ; mais qui vous fera concevoir une grande horreur pour l’espèce humaine. Ah ! combien les hommes sont cruels ! les tigres sont encore bons auprès d’eux. Je devais naturellement me dévouer à haïr, j’ai mal rempli ma destinée : j’ai beaucoup aimé et bien peu haï. Mon Dieu ! mon ami, j’ai cent ans ; cette vie qui