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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/150

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mais je n’ai prononcé que contre moi ; j’ai vu que je prétendais à l’impossible, à être aimée de vous. Par un bonheur inouï, et qui ne devait jamais arriver, la créature la plus tendre, la plus parfaite et la plus charmante qui ait existé, m’avait donné, abandonné son âme, sa pensée et toute son existence. Quelque indigne que je fusse du choix et du don qu’il m’avait fait, j’en jouissais avec étonnement et transport. Quand je lui parlais de la distance immense que la nature avait mise entre nous, j’affligeais son cœur ; et bientôt il me persuadait que tout était égal entre nous, puisque je l’aimais. Non, jamais, la beauté, l’agrément, la jeunesse, la vertu, le mérite n’ont pu être flattés et exaltés au degré où M. de Mora aurait pu faire jouir mon amour-propre ; mais il voyait mon âme : la passion qui la remplissait, rejetait bien loin les jouissances de l’amour-propre. Je vous dis tout cela, mon ami, non par une faiblesse qui serait trop bête et trop indigne des regrets qui déchirent mon cœur, mais c’est pour me justifier auprès de vous, oui, me justifier. Je vous ai aimé avec transport ; mais cela n’a pas dû excuser auprès de vous le souhait que j’ai osé former de vous voir partager mon sentiment : cette prétention a dû vous paraître folle. Moi fixer un homme de votre âge, qui joint à toutes les qualités aimables, les talents et l’esprit qui doivent le rendre l’objet des préférences de toutes les femmes qui ont le plus de droit à plaire, à séduire et à attacher ! Mon ami, je suis remplie de confusion, en pensant jusqu’à quel point vous avez dû croire mon amour-propre aveuglé et ma raison égarée. Oui, je m’en accuse avec douleur : le goût que vous m’inspiriez, le remords qui me tourmentait, la passion qui animait M. de Mora, tout cela ensemble m’a conduite dans une