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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/152

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vous devais une sensation que je préfère au plaisir qui ne viendrait pas de la pensée de M. de Mora. — J’ai lu, j’ai relu vos lettres, celle de Bordeaux et celle du 8, de Montauban. Je vous plains sincèrement d’être agité et tourmenté sans en avoir une raison absolue ; mais en même temps, les douleurs vagues ne sont que passagères ; du moins je l’espère : car je désire de toute mon âme votre repos et votre bonheur. Je ne pouvais troubler ni l’un, ni l’autre ; mais votre délicatesse vous faisait peut-être souffrir du mal que vous m’aviez fait. Je vous le pardonne du fond de mon cœur : perdez-en le souvenir ; ne m’en parlez jamais, et laissez-moi croire que vous m’avez trouvée encore plus malheureuse que coupable. Ah ! vous n’êtes pas obligé de me croire, et j’ai perdu le droit de vous persuader, mais j’oserais presque dire comme Jean-Jacques : mon âme ne fut jamais faite pour l’avilissement. La passion la plus forte, la plus pure, l’a animée trop longtemps ; celui qui en était l’objet était trop vertueux : il avait l’âme trop grande, trop élevée pour qu’il eût voulu régner sur la mienne, si elle avait été abjecte et méprisable. Sa prévention, sa passion pour moi m’élevait jusqu’à lui. Mon Dieu ! combien je suis déchue ! mais il l’a ignoré. Mon malheur est affreux ; il l’aurait partagé. Il est mort pour moi. Je l’aurais fait vivre de douleur… « Ô mon ami ! si dans le séjour des morts vous pouvez m’entendre, soyez sensible à ma douleur, à mon repentir. J’ai été coupable, je vous ai offensé ; mais mon désespoir n’a-t-il pas expié mon crime ? Je vous ai perdu ; je vis, oui, je vis ; n’est-ce donc pas être assez punie ? » Pardonnez-moi le mouvement qui m’a entraînée vers l’objet que je voudrais suivre. Adieu. Si je reçois de vos nouvelles samedi, j’ajouterai un mot ; mais je vous pardonne