Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/156

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conçois pas comment vous n’avez pas assez de force pour supporter la mauvaise fortune. Paris est le lieu du monde où l’on peut être pauvre avec le moins de privations : il n’y a que les ennuyeux et les sots qui ont besoin d’être riches. — Vous voyez bien que c’est de la folie que de croire qu’il faut que vous fassiez le tour du monde pour faire un bon ouvrage. Commencez-le toujours, et avant qu’il soit fini vous serez peut-être assez riche pour voyager. Enfin, je voudrais que vous ne regardassiez le défaut de fortune que comme une contradiction, et non comme un malheur. Mon ami, si je voyais de la lune, je préférerais votre talent aux richesses de M. Beaujon : j’aimerais mieux le goût de l’étude que la charge de grand écuyer de France. En un mot, étant condamnée à vivre, et n’ayant pu choisir le sort d’un bon fermier de Normandie, je demanderais d’avoir l’esprit et le talent de M. de G… ; mais à la vérité, je voudrais qu’on me permît d’en faire plus d’usage. — Ce que vous dites des enfants de madame votre sœur est plein d’intérêt et de délicatesse ; mais, mon ami, vous voilà encore à vous tourmenter de l’avenir. Ils sont bien à présent, ces enfants, vous voyez ce qu’ils ont perdu, et cela vous tourmente. Le sort du petit garçon est moins embarrassant : vous savez mieux que moi que l’éducation d’un collège de province est tout aussi bonne, ou tout aussi mauvaise que celle d’un collège de Paris ; et puis, mon ami, pour entrer à seize ans dans un régiment, en vérité, il est tout à fait égal d’avoir été élevé à Bordeaux ou à Paris. Que nos idées sont fausses sur le premier intérêt de la vie, sur le bonheur ! Oh, bon Dieu ! est-ce en aiguisant l’esprit, est-ce en étendant les lumières, qu’on fait le bonheur d’un individu ? car je crois bien que cela peut être utile en général ; mais