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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/161

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seul depuis trente ans, et qui n’avait lu que Plutarque, on lui demandait comment il se trouvait : mais presque aussi heureux que si j’étais mort. Mon ami, voilà ma disposition : rien de ce que je vois, de ce que j’entends, ni de ce que je fais, ni de ce que j’ai à faire ne peut animer mon âme d’un mouvement d’intérêt ; cette manière d’exister m’était tout à fait inconnue, il n’y a qu’une chose dans le monde qui me fasse du bien, c’est la musique, mais c’est un bien qu’on appellerait douleur. Je voudrais entendre dix fois par jour cet air qui me déchire, et qui me fait jouir de tout ce que je regrette : J’ai perdu mon Eurydice, etc. Je vais sans cesse à Orphée, et j’y suis seule. Mardi encore, j’ai dit à mes amis que j’allais faire des visites, et j’ai été m’enfermer dans une loge. En rentrant chez moi le soir, j’ai trouvé un billet du comte de C…, qui me disait qu’il avait eu une lettre de vous la veille. Je l’attendis le lendemain, et je le trouvai heureusement chez madame Geoffrin. Il me lut votre lettre, vous y parlez de moi et vous y revenez trois fois, cela est bien honnête, mais beaucoup plus froid que si vous ne m’aviez pas nommée. Cependant, mon ami, je suis contente, c’est justement comme je vous veux. Mon Dieu ! comment serais-je difficile, moi qui ne sais plus, qui ne peux plus aimer qu’avec une raison et une modération que je n’avais jamais connues ? — J’ai vu M. Turgot, je lui ai parlé de ce que vous craignez sur les domaines. Il m’a dit qu’il n’y avait point encore de parti pris sur cet article, que M. de Beaumont, intendant des finances, s’en occupait, et qu’en attendant, les compagnies que M. l’abbé Terrai avait créées pour cette besogne avaient défense d’agir. M. Turgot m’a ajouté que, dès qu’il serait instruit par M. de Beaumont, il me dirait s’il y avait quelque