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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/164

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Muy : voilà un excellent emploi de sa fortune. — M. le comte de Broglie est à Ruffec, est-ce bien loin de Montauban ? Je serais fâchée que vous y allassiez ; il agiterait votre tête, et ne vous donnerait aucun moyen de mener à bien les projets de fortune qu’il vous ferait concevoir. Mon ami, il faut arrêter votre pensée, il faut voir beaucoup M. de Muy. Il faut qu’il vous connaisse, et s’il a de l’esprit, il voudra s’aider de vos lumières et de vos talents. Surtout ramenez M. votre père, sa présence vous sera utile ; et d’ailleurs, si sa fortune est susceptible d’amélioration, il faut bien qu’il se montre : on ne va point chercher le mérite qui se cache. J’applaudis fort à l’horreur que vous avez pour le séjour de la province : mais la campagne n’est pas la province : j’aimerais mieux le séjour d’un village, la compagnie des paysans, que la ville de Montauban et la bonne compagnie qui la compose. Mais, mon Dieu ! au milieu de Paris, il y a tant de villes de province ; il y a tant de sots, tant de faux importants ; en tout, partout, le bon est si rare, que je ne sais si ce n’est point un grand malheur que de l’avoir connu, et d’en avoir fait son pain quotidien. On pourrait dire de l’habitude de vivre avec des gens d’esprit et de mérite, ce que M. de La Rochefoucauld disait de la cour : ils ne rendent point heureux, et ils empêchent de se trouver bien ailleurs ; voilà précisément ce que j’éprouve toutes les fois que je me trouve dans une autre société. — Mon ami, devinez si vous pouvez, mais il faut que je vous dise que ce n’est point un bonheur, que ce n’est point un plaisir, que ce n’est pas même une consolation que d’être aimé, mais fort aimé, par quelqu’un qui a peu, mais très peu d’esprit. Ah ! que je me hais de ne pouvoir aimer que ce qui est excellent ! que je suis difficile !