Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/173

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature de la supporter longtemps ? où trouver du courage contre une pareille douleur ; à qui la faire partager ? Qui est-ce qui pourrait compatir à tant d’horreur ? Eh bien ! je me dis, je le sens, et je ne me trompe point : si M. de Mora pouvait revivre, il m’entendrait, il m’aimerait, et je n’aurais plus ni remords, ni malheur. Ah ! ce sentiment doit vous faire voir tout ce que j’ai perdu. Mon ami, pourquoi ne m’avez-vous pas écrit les deux derniers courriers ? Pourquoi ne me dites-vous pas : Je réponds à votre lettre de telle date ? Il faut s’entendre, et une tête troublée a besoin qu’on la ménage. Mon ami, regardez-moi comme atteinte d’une maladie mortelle ; et ayez pour moi les soins, la faiblesse qu’on a pour les mourants : cela ne tirera pas à conséquence pour votre bonheur. Je m’engage par ce qu’il y a de plus sacré pour moi, par la mémoire de M. de Mora, de ne jamais vous troubler, de ne jamais rien exiger ; et, d’après votre lettre, qui est telle que mon cœur vous en remercie, vous ne pouvez plus me tromper ; je ne peux jamais me plaindre, et si je m’affligeais, vous seriez assez sensible pour m’entendre sans importunité. Adieu. Je ne vous réponds pas : dans la confusion de mes pensées, dans le trouble où je suis, je ne sens qu’une chose : je vis et j’ai perdu ce qui m’aimait ! Mon ami, si cela ne vous contraint pas, écrivez-moi tous les courriers : j’en ai besoin. Adieu.