LETTRE LVI
Ah ! mon ami, que j’ai mal à l’âme ! je n’ai plus de mots, je n’ai que des cris. J’ai lu, j’ai relu, je lirai cent fois votre lettre. Ah ! mon ami, que de biens et de maux réunis ! quel plaisir mêlé à la plus cruelle amertume ! Cette lecture a augmenté et redoublé toutes les agitations de mon cœur : je ne puis plus me calmer. Vous avez ravi et déchiré mon âme tour à tour ; jamais je ne vous ai trouvé plus aimable, plus digne d’être aimé ; et jamais je n’ai été pénétrée d’une douleur plus profonde, plus aiguë, plus amère, par le souvenir de M. de Mora. Oui, j’en mourrais : mon cœur était opprimé, j’étais dans l’égarement de la nuit dernière ; un état aussi violent doit m’anéantir, ou me rendre folle. Hélas ! je ne crains ni l’un ni l’autre : si je vous aimais moins, si mes regrets m’étaient moins chers, avec quel délire, avec quel transport je me délivrerais de la vie qui m’accable ! Ah ! jamais, jamais aucune créature n’a vécu dans cette torture et ce désespoir. Mon ami, nous faisons du poison du seul bien qui soit dans la nature, du seul bien que les hommes n’ont pu gâter ni corrompre. Tout le monde est apprécié et payé par l’argent ; la considération, le bonheur, l’amitié, la vertu même, tout cela est acheté, payé, jugé au poids de l’or : il n’y a qu’une seule chose qui soit au-dessus de l’opinion, qui soit restée sans tache comme le soleil, et