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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/178

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lente et si cruelle, qu’on nomme la vie. Vous me faites mal, mon ami, vous me rendez la mort nécessaire, et vous me retenez à la vie. Que de faiblesse ! que d’inconséquence ! Oui, je me juge bien ; mais je languis, je retarde ; et je le sens, il arrivera un jour, un moment où j’aurai un repentir amer d’avoir tant différé. En effet, si je jette les yeux sur le passé, je vois que j’aurais été trop heureuse que le terme de ma vie fût venu le mercredi 1er juin. Mon Dieu ! que de douleur, que de maux j’aurais évités ! Oui, je frémis, en pensant que je ne puis m’en prendre à vous de tout ce que j’ai souffert depuis ce jour funeste. Que vous fûtes mal inspiré ! ma mort n’eût pas été un malheur pour vous ; dans le moment où je vous parle, vous n’en conserveriez aucun souvenir et au lieu de cet oubli qui vous laisserait jouir du repos et du plaisir, je vous accable de mes maux : je fais peser le poids de ma vie sur votre âme. Ah ! je la connais bien cette âme sensible, forte et vertueuse : elle serait capable de faire un grand sacrifice pour soulager le malheur ; mais il est hors de votre caractère de le soigner, de l’adoucir, de le calmer. Tout ce qui est de suite, vous est impossible ; votre cœur est passionné, mais il ne connaît pas la tendresse. La passion ne va que par soubresauts : elle a des actes, des mouvements ; la tendresse a des soins, elle aide, elle console ; elle aurait écrit tous les courriers, parce qu’elle se serait occupée des besoins d’une âme souffrante. Non, je ne vous fais point de reproches, ils sont inutiles ou affligeants. Eh ! combien je serais désolée de vous donner un moment de peine ! Mon ami, j’avais besoin de savoir si votre fièvre n’était point revenue ; et si celle de mademoiselle votre sœur s’était calmée. En vous écrivant la dernière fois, j’avais le délire, je crois ; j’eus