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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/185

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où vous allez. Mon ami, écrivez-moi de partout : vous avez à me dédommager de la privation où je serai de vous écrire. Je ne me tiens pas pour assurée que vous soyez parti aujourd’hui. Comment pourriez-vous refuser madame votre mère, surtout si elle n’est pas en convalescence ? et on est encore bien malade lorsqu’on a la fièvre. Enfin, j’espère que vous n’avez point de tort, et que je vous verrai dans quinze jours. Quinze jours ! c’est un terme bien long, j’en ai vu un plus près. Ah ! je frémis ! quel souvenir affreux ! il empoisonne jusqu’à l’espérance. Ah ! mon Dieu ! et c’est vous qui aviez troublé, renversé le bonheur de cette âme si tendre et si passionnée ! c’est vous qui nous aviez condamnés à un malheur affreux, et c’est vous que j’aime ! Oui, on hait le mal qu’on fait, et on est entraîné. Je serais morte de douleur, et je suis destinée à en vivre, à languir, à gémir, à vous craindre, à vous aimer, à maudire sans cesse la vie, et à en chérir quelques instants. — On m’a interrompue, on est venu me proposer d’aller chez Duplessis. C’est un peintre de portrait, qui sera à côté de Van Dick ; je ne sais si vous avez vu l’abbé Arnaud peint par lui. Mais, mon ami, ce qu’il faudra voir, c’est Gluck ; c’est à un degré de vérité et de perfection qui est mieux et plus que la nature. Il y avait là dix têtes toutes de caractères différents ; je n’ai jamais rien vu de beau et de vrai à ce point-là. M. d’Argental y est venu : il nous a fait voir une lettre qu’il venait de recevoir de M. de Voltaire ; je l’ai trouvée si bonne, le ton en est si doux, si naturel, on est si près de lui en le lisant, que, sans songer si cela était indiscret ou non, j’ai demandé cette lettre. J’ai demandé d’en prendre une copie, dans ce moment on la fait, et mon ami la lira ; et cette pensée est au