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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/196

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fort me parler ma langue, qu’il me semble qu’il n’est pas même nécessaire de compter sur mon affection pour trouver de la douceur à se plaindre à moi. Adieu, mon ami. Je comptais vous dire mille riens, mais votre tristesse m’en ôte la force ; j’ai beau me dire : sa disposition ne sera plus la même ; mais celle où il était m’a gagnée, elle ne changera que lorsqu’il voudra. Ah ! quel ascendant ! quelle force ! quelle puissance ! cela agirait à mille lieues. Je vous le disais, ce sentiment que je n’ose nommer, est la seule chose que les hommes n’ont pu gâter. Mon ami, s’il était perdu sur la terre, dites-vous bien tant que je vivrai, que vous savez où il vit, où il règne avec plus d’énergie qu’il n’appartient à une Française d’en avoir.



LETTRE LXIII

Vendredi au soir, 21 octobre 1774.

Mon ami, que le temps s’écoule lentement ! depuis lundi j’en suis assommée ; et il n’y a rien que je n’aie tenté pour tromper mon impatience. J’ai toujours été en mouvement : j’ai été partout, j’ai tout vu, et je n’ai eu qu’une pensée ; pour une âme malade la nature n’a qu’une couleur : tous les objets sont couverts de crêpe. Dites-moi : comment fait-on pour se distraire, comment fait-on pour se consoler ? Ah ! c’est de vous seul que je puis apprendre à supporter la vie. Vous seul pouvez y répandre encore ce charme mêlé de douleur qui fait chérir et détester tour à tour l’existence. — Mon ami, j’aurai une lettre de vous demain ; il n’y a que cet espoir qui me donne la force de vous écrire