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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/198

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attache. C’est mon malheur, c’est mon trouble, c’est ce que je dis, c’est ce que je ne dis point qui les anime, et les échauffe. Oui, je le vois : les âmes honnêtes et sensibles aiment les malheureux ; ils ont une sorte d’attrait qui occupe et exerce l’âme : on aime à se trouver sensible ; et les maux des autres ont cette juste mesure qui fait compatir sans souffrir. Eh bien ! je leur promets cette jouissance tout le temps qui me reste à vivre. — Mon ami, je voulais vous dire la dernière fois que vous devriez loger dans le même hôtel garni que le chevalier d’Aguesseau : cela vous épargnerait la peine de vous aller chercher réciproquement : cela vous serait commode, et je serais assurée que vous ne quitteriez pas mon quartier. Oui, c’est toujours l’intérêt personnel qui couvre tout, qui anime tout ; et les sots ou les esprits faux qui ont attaqué Helvétius n’avaient sans doute jamais aimé, ni réfléchi. Ah ! bon Dieu ! que de gens qui vivent et meurent sans avoir senti l’un, ni connu l’autre ! C’est tant mieux pour eux, et tant pis pour nous ; oui, tant pis : car je ne puis pas vous exprimer le dégoût, le redoublement de dégoût que je me sens, je ne dis pas seulement pour les sots, mais pour ces gens qui sont si bien à ma mesure, que je prévois tout ce qu’ils vont dire lorsqu’ils ouvrent la bouche ! Ah, je suis bien malade ! je ne puis plus souffrir les gens qui me ressemblent : tout ce qui n’est qu’à côté de moi, me paraît trop petit ; il faut me faire lever les yeux pour regarder, sans quoi je me fatigue et m’ennuie. Mon ami, la société ne me présente plus que deux intérêts : il faut que j’aime, ou qu’on m’éclaire. De l’esprit n’est point assez ; il faut beaucoup d’esprit : c’est vous dire que je n’écoute plus que cinq ou six personnes, et que je ne lis plus que six ou sept livres. Cependant il y a