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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/203

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malaise inexprimable : je sens ce que disait Fontenelle peu de temps avant sa mort, une grande difficulté d’être. Mais ce qui anime mon âme, me donne la force de vous parler : car, en vérité, je n’ai pas eu un mouvement ni une parole de la journée. — Je ne sais si je vous ai dit que j’avais vu la femme du comte de ..... : sa figure est commune ; mais elle a le ton obligeant, et elle a grande envie de plaire, cependant telle qu’elle est, je ne la trouverais pas assez bien pour être la femme de l’homme que j’aime le plus. Mon ami, j’en suis plus sûre que jamais, tout homme qui a du talent, du génie, et qui est appelé à la gloire, ne doit pas se marier. Le mariage est un véritable éteignoir de tout ce qui est grand et qui peut avoir de l’éclat. Si on est assez honnête et assez sensible pour être un bon mari, on n’est plus que cela, et sans doute ce serait bien assez si le bonheur est là. Mais il y a tel homme que la nature a destiné à être grand, et non à être heureux. Diderot a dit que la nature, en formant un homme de génie, lui secoue le flambeau sur la tête, en lui disant : sois grand homme, et sois malheureux : voilà, je crois, ce qu’elle a prononcé le jour que vous êtes né. Bonsoir. Je n’en puis plus ; à demain.


Lundi, après le facteur.

Point de lettre ! cela me ferait trembler avec un autre que vous ; mais je me rassure un peu, en me disant qu’il n’est pas en vous d’avoir de la suite et de l’exactitude. J’espère donc que vous n’êtes pas plus malheureux ; je sais seulement que vous n’avez pas