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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/244

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si vous voulez vivre partagé, s’il vous suffit d’être agité et jamais heureux, je me sens encore assez de ressort pour renoncer tout à fait à vous. Mon ami, vous le savez : toutes les fois qu’on se sent la force et même le désir de mourir, on peut tout prétendre, tout exiger ; on ne se donne pas le temps de mériter, d’acquérir par le temps et par des moyens lents, ce qu’on a besoin d’obtenir sur-le-champ. Ce n’est pas le prix de mon bonheur que je mets à être aimée de vous : c’est celui de ma vie ; à cette condition, il serait honteux de me tromper, et il y aura de la générosité à ne me point laisser d’espérance. Mais ce n’est pas un mot de tout cela que je voulais vous dire lorsque j’ai pris la plume : voyez comme on est libre lorsqu’on a l’âme agitée. Je voulais que vous fussiez averti de ne pas venir demain avant midi, parce que je me suis souvenue que j’ai un coiffeur, et qu’il m’est odieux de vous voir avec cette importunité ; je serai quitte à midi et demi au plus tard. Fâchez-vous-en, si vous voulez ; mais je ne saurais vous exprimer combien je me suis trouvée heureuse que vous vous soyez en allé ce matin : dix minutes plus tard, je ne sais ce que je serais devenue. M. de Magallon est arrivé ; et peu de temps après son départ, je me suis trouvée tout à fait mal : j’ai eu une violente attaque de convulsion ; ma machine ne peut plus soutenir les mouvements de mon âme. Je n’en suis ni effrayée, ni inquiète : je ne crains ni la douleur, ni le terme de la douleur ; mais, mon ami, expliquez-moi ce qui donne cette force au comble du malheur. Est-ce que les situations désespérées fortifieraient et élèveraient l’âme ? en ce cas, il faudrait subir son sort et ne pas se plaindre. — J’ai dans ma chambre une conversation où je ne suis pas tentée de prendre part, mais