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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/256

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vu, j’aurais passé une journée bien douce, oui, paisible comme Gessner. J’ai eu des nouvelles de M. Turgot toutes les heures ; le comte de Schomberg, à lui seul, m’a écrit trois fois, et toujours pour me rassurer, en me disant vrai, pourtant. J’ai dîné tête à tête avec une personne qui est malheureuse : par conséquent, voilà de l’intérêt ; et puis, à trois heures, j’ai été faire le tour des Tuileries. Oh ! qu’elles étaient belles ! le divin temps qu’il faisait ! l’air que je respirais me servait de calmant ; j’aimais, je regrettais, je désirais : mais tous ces sentiments avaient l’empreinte de la douceur et de la mélancolie. Oh ! mon ami, cette manière de sentir a plus de charme que l’ardeur et les secousses de la passion ; oui, je crois que je m’en dégoûte : je ne veux plus aimer fort ; j’aimerai doucement, mais jamais faiblement ; et vous le croyez bien, puisque c’est vous que j’aime. — Je suis rentrée à quatre heures et demie, j’ai été seule jusqu’à six ; et savez-vous comment j’ai trompé l’attente où j’étais ? c’est en relisant vos lettres depuis le 1er janvier, je les ai mises en ordre : enfin, en ne vous voyant pas, j’ai été vivement, tendrement occupée de vous ; et puis sont arrivées six ou sept personnes, qui m’avaient consacré leur mardi-gras. Elles étaient lasses de se divertir, elles voulaient avoir le plaisir de la conversation, de la liberté, du repos, et nous jouissions de tout cela, car j’étais encore soutenue par l’espoir de vous voir, j’espérais. Ah ! quand j’ai entendu sonner neuf heures, j’ai tourné à la mort, et mon silence a averti tout le monde de me quitter à neuf heures et demie. Mais je suis folle, ou plutôt imbécile de vous fatiguer d’une journée où vous n’avez pas voulu prendre part un seul instant. Adieu, mon ami ; faites-moi savoir ce que vous vou-