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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/258

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mande pardon de vous avoir soupçonné une fois injustement ; c’est la défiance attachée au malheur. Combien de fois vous ai-je caché mes larmes ! Ah ! je le vois trop bien : on ne saurait ni retenir, ni ramener un cœur qui est entraîné par un autre penchant ; je me le dis sans cesse, quelquefois je me crois guérie ; vous paraissez, et tout est détruit. La réflexion, mes résolutions, le malheur, tout perd sa force au premier mot que vous prononcez. Je ne vois plus d’asile que la mort, et jamais aucun malheureux ne l’a invoquée avec plus d’ardeur. Mon Dieu ! vous me feriez chérir M. Marmontel, non parce qu’il m’a louée, mais parce qu’il vous a dit que je vous aime. Ah ! mon ami, mon malheur, c’est que vous n’avez pas besoin d’être aimé comme je sais aimer. Je retiens la moitié de mon âme : sa chaleur, son mouvement vous importunerait, et vous éteindrait tout à fait ; le feu qui n’échauffe pas, incommode. Ah ! si vous saviez, si vous lisiez comme j’ai fait jouir une âme forte et passionnée, du plaisir d’être aimée ! Il comparait ce qui l’avait aimé, ce qui l’aimait encore, et il me disait sans cesse : « Oh ! elles ne sont pas dignes d’être vos écolières ; votre âme a été chauffée par le soleil de Lima, et mes compatriotes semblent être nées sous les glaces de la Laponie ». Et c’était de Madrid qu’il me mandait cela. Mon ami, il ne me louait pas, il jouissait ; et je ne crois point me louer, quand je vous dis qu’en vous aimant à la folie, je ne vous donne que ce que je ne puis pas garder ou retenir.

Je viens d’être interrompue par une lettre de M. de Vaines. Il m’inquiète, il me mande qu’il faut que M. d’Alembert soit chez lui avant huit heures, et qu’il lui porte son éloge de l’abbé de Saint-Pierre ; il