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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/259

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ajoute, cela est important. Je meurs de peur qu’on ne trouble le repos de mon ami. Ah ! j’en serais désolée ; je voudrais ajouter à mes maux tout ce qu’il doit souffrir. La haine et les dévots veillent toujours. J’ai une impatience extrême d’être à demain, et je sens que je ne fermerai pas l’œil : plus j’abandonne mon propre bonheur, et plus celui de mes amis m’est cher. Je ne puis exprimer mon affection pour M. de Condorcet et M. d’Alembert, qu’en disant qu’ils sont identifiés avec moi : ils me sont nécessaires comme l’air pour respirer ; ils ne troublent pas mon âme : mais ils la remplissent. Enfin, je voudrais être à demain matin. Mais, mon Dieu ! si ce désir, si ce besoin avait un autre principe, si ce n’était pas l’amitié, qui… Ah ! je serais une indigne créature, et je haïrais le sentiment de la passion. Non, non, je ne puis pas le haïr : il m’a encore enlevée ce soir à ce que je souffrais ; j’ai encore entendu le mois de Septembre. Oh ! que cela est beau ! que cela est grand ! que cela est sublime ! Mais, mon ami, vous manquiez à mon plaisir, votre présence le rend plus vif, plus fort, plus profond. Ah ! dans tous les temps, dans toutes les dispositions, mon âme a besoin de vous. Je ne suis rentrée qu’à sept heures et demie ; j’ai trouvé mes amis qui m’attendaient ; M. Roucher y était, il n’est point allé à Versailles. Je voudrais être à demain matin ; mais c’est pour vous voir en courant. Cependant je serai seule demain, car madame de Ch… garde sa chambre ; elle voulait que j’allasse passer la soirée avec elle. Eh ! bon Dieu ! mes soirées sont à M. de Mora ou à vous : c’est le temps de la journée qui m’est le plus cher. Si je n’avais craint une méprise, j’aurais donné cette lettre au laquais de M. de Vaines. Bonsoir.