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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/260

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LETTRE XCVII

Onze heures du soir, 1775.

Mon ami, vous ne sentez pas le besoin de me voir ; peut-être même ai-je été importune à votre pensée. Vous avez repoussé un souvenir qui venait troubler votre plaisir. Ah ! que je vous plains de n’être pas tout entier, ou à ce qui vous plaît, ou à ce qui vous aime ! ce partage ôte le charme et le plaisir qui tiennent au sentiment, et il doit isoler une âme honnête. Je ne vous accuse point, je ne me plains pas ; mais je m’afflige de ma faiblesse. Non, mon amour-propre ne peut point me donner de force contre vous ; je vous aime : tout intérêt personnel se tait à ces mots. Mais c’est vous, c’est votre bonheur qui m’inspire du courage et de la générosité. Oui, mon ami, je peux vous céder à ce que vous aimez ; mais par ce sacrifice, je dois obtenir de vous de ne plus chercher à nourrir dans mon âme un sentiment qui en ferait le désespoir. Mon ami, je le sais, il ne vous est plus libre de m’aimer. Rendez du repos à votre âme ; ne passez pas votre vie à vous reprocher ce que vous faites : cessez d’inquiéter ce que vous aimez, et n’offensez plus ce qui vous aime, et qui prévient votre goût, vos désirs, votre volonté, en un mot, qui vous fait le sacrifice de vous à vous-même. Mon Dieu ! comment pourrais-je croire qu’il ne vous en coûterait pas beaucoup pour me tromper ? Ah ! si vous n’avez pas assez de force pour faire mon bonheur, du moins il est certain que vous êtes assez honnête pour être