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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/263

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la force de mon âme : je ne peux pas vivre. Mon ami, tout ce que je souffre, tout ce que je sens est inexprimable : il me paraît impossible de n’y pas succomber ; je sens l’épuisement de ma machine, et il me semble que je n’ai qu’à me laisser aller pour mourir. Cependant je suis mieux ce soir : j’ai été trois heures dans le bain ; j’en suis sortie presque éteinte, mais avec une douleur fixe dans la poitrine qui ne m’a pas quittée. J’étais avec M. d’Andezy et le baron de K… ; ils se sont en allés pour me laisser répondre, et ils ne savent pas à qui. Bonsoir. Vos soins, votre inquiétude me persuadent que, quoique vous en disiez, nous pouvons nous aimer. À demain ; je vous attends déjà.



LETTRE XCIX

Mardi, onze heures du soir, 1775.

J’ai refusé d’aller passer la soirée avec deux personnes qui s’aiment, pour parler à ce que j’aime, pour m’en occuper avec plus de repos et de plaisir que j’en aurais eu avec du monde. On n’aurait pas eu le pouvoir de me distraire tout à fait ; mais c’est un mal que d’être détourné de ce qui plaît et intéresse. Mon ami, la solitude a un grand charme pour une âme occupée. Oh ! mon Dieu ! que l’on vit fort lorsqu’on est mort à tout, excepté à un objet qui est l’univers pour nous, et qui s’empare tellement de toutes nos facultés, qu’il n’est plus possible de vivre dans d’autres temps que dans le moment où l’on est. Eh ! comment voulez-vous que je vous dise si je vous