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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/264

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aimerai dans trois mois ? Comment pourrais-je, avec ma pensée, me distraire de mon sentiment ? Vous voudriez que, lorsque je vous vois, lorsque votre présence charme mes sens et mon âme, je pusse vous rendre compte de l’effet que je recevrai de votre mariage ; mon ami, je n’en sais rien, mais rien du tout. S’il me guérissait, je vous le dirais, et vous êtes assez juste pour ne m’en pas blâmer. Si, au contraire, il portait le désespoir dans mon âme, je ne me plaindrais pas, et je souffrirais bien peu de temps. Alors vous seriez assez sensible et assez délicat pour approuver un parti qui ne vous coûterait que des regrets passagers, et dont votre nouvelle situation vous distrairait bien vite ; et je vous assure que cette pensée est consolante pour moi : je m’en sens plus libre. Ne me demandez donc plus ce que je ferai lorsque vous aurez engagé votre vie à une autre. Si je n’avais que de la vanité et de l’amour-propre, je serais bien plus éclairée sur ce que j’éprouverai alors. Il n’y a guère de méprise aux calculs de l’amour-propre, il prévoit assez juste : la passion n’a point d’avenir ; ainsi en vous disant : je vous aime, je dis tout ce que je sais et tout ce que je sens. Je n’attache aucun prix à cette constance que commandent la raison et plus souvent encore de petits intérêts de société et de vanité que je méprise de toute mon âme. Je n’estime guère davantage ce plat courage qui fait souffrir lorsqu’on peut l’empêcher, et qui fait employer sa raison et sa force pour convertir un sentiment vif en une habitude froide. Tout ce manège avec soi-même, toute cette conduite avec celle que l’on aime me paraît l’exercice de la fausseté et de la dissimulation, les ressources de la vanité et les besoins de la faiblesse. Mon ami, vous ne trouverez rien de tout cela en moi ; et ce n’est