Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/272

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

LETTRE CIV

Onze heures du soir, 1775.

Eh bien ! mon ami, je vous ai pardonné : mais, comme ce n’est pas par générosité, je suis punie ; mais par vous, cela est-il juste ? — Dites-moi de vos nouvelles : avez-vous pris du petit lait ? vous êtes-vous baigné ? enfin une fois ferez-vous ce que vous avez dit que vous feriez ? Savez-vous bien que vous avez en vous de quoi guérir de vous-même, et d’une manière infaillible ; cette vérité commence à m’être démontrée d’une manière qui m’effraie quelquefois. Oui, la mort n’était rien ; vous me l’avez rendue épouvantable. Mais je détourne ma pensée d’un souvenir qui glace mon sang et qui me détache de vous. — Mon Dieu ! je ne vous ai pas vu ! je vous attendais ; c’était un sentiment doux, lorsque M. le prince de Pignatelli[1] est arrivé. Sa présence me tue, le son de sa voix me fait frissonner de la tête aux pieds : je suis alternativement pénétrée de sensibilité et d’effroi ; enfin il agite mon âme au point de me faire oublier que j’aurais pu vous voir. Il ne m’a quittée qu’à dix heures, et j’ai été depuis dans un abattement dont vous seul pouvez me tirer.

Mon ami, avez-vous reçu la réponse à cette lettre charmante que vous aviez écrite hier matin ? Quoi que vous en disiez, vous aimez plus à plaire qu’à être aimé : je l’ai éprouvé ; vous étiez si aimable alors ! il me semblait qu’il serait si doux d’être aimée. Ah ! que

  1. Frère de M. de Mora.