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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/284

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âme depuis si longtemps. D’après ces réflexions, je me prescrivis une conduite à laquelle j’ai été jusqu’ici assez fidèle, et qui me réussit bien. Je mène une vie plus dissipée : je me livre à tout ce qui se présente ; je suis toujours environnée de gens qui m’aiment, qui tiennent à moi, non parce que je suis aimable, mais parce que je suis malheureuse. Ils me font l’honneur de croire que je suis restée abîmée par la perte que j’ai faite ; ils semblent jouir de l’effort que je me fais pour guérir : ils me savent gré de mon courage, ils me louent, ils se plaisent avec moi : ils m’enlèvent pour ainsi dire à ma douleur, en ne me laissant pas un instant à moi-même. Oui, je le vois, le plus grand bien, le seul bien est d’être aimé, c’est le seul baume d’un cœur déchiré. Mais rien, je le sens, rien dans la nature n’éteindra le sentiment qui a fait toute mon existence pendant tant d’années. Le besoin de me délivrer du tourment que vous me causez, me fera rechercher des ressources que j’avais rejetées. Enfin, je l’espère, je le sens, une volonté bien éclairée, bien absolue a plus de pouvoir que je ne l’avais cru. Vingt fois j’avais eu le mouvement de me séparer de vous ; mais je n’avais jamais été de bonne foi avec moi-même : je voulais bien ne plus souffrir ; mais je n’avais jamais pris le moyen de guérir ; vous m’en avez fourni un bien puissant, à la vérité. Votre mariage, en me faisant connaître votre âme, a repoussé et fermé la mienne à jamais. Oh ! non, ne croyez point que je suive vos conseils, et que je prenne mes modèles dans les romans de madame Riccoboni : les femmes que la légèreté égarent, peuvent en effet se conduire d’après ces maximes et des principes de roman. Elles se font illusion ; elles croient être douces et généreuses, lorsqu’elles ne