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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/286

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LETTRE CXIII

Lundi au soir, 3 juillet 1775.

À l’arrivée du courrier de samedi, je venais de vous écrire un volume, et je ne vous en ferai pas grâce, quoique votre lettre m’ait fait changer, non pas de façon de penser, mais de manière de sentir. Cependant je restai confondue en lisant que vous n’aviez que l’apparence d’être coupable envers moi, et que mon malheur fondait votre indulgence ; et c’est vous qui prononcez ces mots, et c’est moi que votre injustice fait mourir de douleur ! Ah ! mon Dieu ! où trouver la force dont j’aurais besoin ? Mon âme ne peut plus s’arrêter, se fixer à rien. Je ne vous hais pas, je passe ma vie à vous condamner, à souffrir, à maudire la vie à laquelle vous m’avez garrottée. Ah ! pourquoi vous ai-je connu ? pourquoi m’avez-vous rendue si coupable ? Et vous prononcez froidement que je suis malheureuse ! Rien ne vous avertit donc pas que c’est vous qui m’avez rendu mon malheur irrévocable, et vous osez nommer le silence du désespoir, un détestable caprice ! Hélas ! je vous ai aimé avec tant d’abandon, mon âme a été tellement enlevée à tout autre intérêt que celui de ma passion, qu’il est inouï que vous appeliez caprice le mouvement qui m’éloigne de vous. Quoi ! vous n’avez pas même la langue du sentiment qui m’anime. Au moment même où vous paraissez vouloir me ramener, vous blessez mon cœur, vous meurtrissez mon âme par vos expressions. Prenez garde que ce ne soit manquer de délicatesse que de vous plaindre de moi, lorsque je suis accablée par