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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/287

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vous. Ce n’est, dites-vous, ni le dépit ni la reconnaissance qui vous inspire, c’est le sentiment le plus tendre. Ah ! s’il était vrai, serais-je au comble du malheur ? Non, vous vous méprenez, je le crois : car sans partager mon sentiment, sans avoir même besoin d’être aimé autant que j’aime, il vous en coûte un peu pour renoncer à être le premier, l’unique objet d’une âme active et passionnée, qui met, sinon de l’intérêt, du moins du mouvement dans votre vie. Oui, l’homme le plus dissipé et le plus agité sent encore du vide lorsqu’il cesse d’être aimé par une âme assez forte pour souffrir, et assez sensible pour tout pardonner. Je n’étais pas assez généreuse ou assez froide pour vous pardonner le mal qui me déchire ; mais j’avais eu assez de raison pour chercher le calme dans le silence. Mon âme était si malade, que j’espérais que le besoin de repos me ramènerait doucement à l’indifférence. Je ne croyais pas impossible qu’en cessant de vous voir et de vous parler, vous perdissiez enfin le pouvoir que vous avez d’égarer ma raison et de bouleverser mon âme. Eh ! bon Dieu ! que voulez-vous faire de cet ascendant ? sans doute le malheur de ma vie et le trouble de la vôtre : il faut un excès d’amour-propre que je ne saurais exciter, pour vouloir entretenir un sentiment qu’on ne peut pas partager. Vous savez bien que mon âme ne connaît pas la modération : ainsi c’est me condamner aux tourments des damnés, que de vouloir m’occuper de vous. Vous voudriez l’impossible, que je vous aimasse, et que ma raison réglât tous mes mouvements ; cela est-il dans la nature ? Il n’y a que les sentiments qu’on fait avec sa tête qui puissent être parfaits, et vous savez si je sais rien feindre, si je peux rien usurper, si je voudrais devoir le bonheur de toute ma vie à