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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/294

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qu’il écrit en prose comme Racine écrit en vers. Cet ouvrage est d’un homme de lettres qui a un esprit juste et sage, une âme douce, honnête et élevée. Il y a une foule d’expressions heureuses, de choses touchantes, d’idées fines exprimées avec clarté et avec noblesse ; mais ce n’est que l’ouvrage d’un excellent écrivain, d’un homme de beaucoup d’esprit. — Celui de M. de G… me paraît l’ouvrage d’un homme supérieur, qui a plus que de l’esprit, c’est du génie. Aucun des deux n’est philosophe : l’un, parce qu’il ne pense pas assez froidement ; l’autre, parce qu’il ne pense pas assez profondément : mais l’âme de M. de G… juge les hommes et les événements avec tant de hauteur et d’énergie, qu’on aime mieux être entraîné par elle qu’éclairé par un philosophe. La partie militaire est si bien traitée dans M. de G…, que les plus ignorants se croient, en le lisant, en état d’apprécier le mérite de Catinat. Cette partie dans M. de La Harpe est obscure, fatigante et fort ennuyeuse. En lisant M. de La Harpe, on est agréablement occupé, et quelquefois touché ; on estime le talent de l’auteur. En lisant M. de G…, je sens mon âme s’agrandir, se fortifier, prendre une activité, une énergie nouvelle : mais quelquefois il passe la mesure ; son style n’est pas toujours assez clair et assez concis ; il manque quelquefois d’harmonie, on y trouve des expressions trop hasardées. Si on accordait le prix à l’art d’écrire, à l’éloquence de style, à l’ouvrage le mieux fait, il faudrait, je crois, couronner M. de La Harpe : mais si on le donnait à l’éloquence de l’âme, à la force et à l’élévation du génie, à l’ouvrage qui produira le plus grand effet, il faudrait couronner M. de G… Si je ne connaissais pas les auteurs, je passerais ma vie à désirer ou à regretter de n’être pas l’amie de M. de G…, et je