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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/296

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me reste, et je le vois tous les jours, mais il est trop gai pour moi, il contrarie ma disposition. M. de Condorcet est de retour. Après de longs entretiens avec son cher oncle, il a été convenu que M. de Condorcet se marierait quand il en aurait envie : cette tyrannie est tolérable. Il a accordé qu’il serait présenté au roi, qu’il ferait prendre le deuil à son laquais, parce que c’est l’aîné de la maison qui est mort ; et après ces conditions et ces promesses, il a pris congé de son oncle, qui se console d’avoir un neveu de l’Académie, parce qu’il a appris qu’il était l’ami intime d’un ministre. Mon Dieu ! que de sottises ! cela fait gémir, quand cela ne fait pas rire. — Mon ami, je vous conterai quelque jour une colère où je me suis laissée aller : j’ai dit des duretés, des injures, je me suis fait des ennemis ; mais il ne m’importe, je me suis satisfaite. Il me paraissait que c’était le comble de l’injustice et de l’insolence que d’oser vous juger. Je voudrais avoir le droit exclusif de penser mal de vous ; je voudrais que les autres vous jugeassent comme je vous sens, noble, grand, élevé, et qu’on ne dît jamais de vous, il est aimable. Ah ! la sotte louange ! elle est destructive de tout vrai mérite. Il est aimable, cela veut dire, quand cela est traduit et que ce sont les gens du monde qui parlent : il est frivole, léger et sans caractère. Voilà les gens aimables de ce pays-ci, mais nous deviendrons meilleurs, j’en suis intimement persuadée. Adieu, mon ami. Vous vous moquerez de moi de vous avoir gardé un secret que tout le monde vous mandera ; mais si vous n’êtes pas devenu trop provincial, vous saurez que trois jours peuvent être d’une grande importance dans un secret de cette nature. D’ailleurs, je l’avais promis, et la morale ne doit pas être raisonneuse. — J’ai une grande curiosité, ce