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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/312

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repoussé si cruellement dans le temps même que vous en exigiez le plus de preuves, qu’en vérité, je suis forcée de croire que le prix que vous paraissez y mettre dans ce moment, n’est plus qu’un effet de votre délicatesse, et peut-être aussi un moyen d’étourdir votre conscience qui vous dit plus haut que moi que vous avez abusé de mon malheur, en paraissant vouloir l’adoucir. Ayez assez de vertu pour me sauver le dernier degré d’humiliation, qui serait de devenir l’objet de votre pitié : car ce n’est plus que cela qui vous ramène à moi ; et, je vous avoue que, malgré l’attrait invincible qui m’a entraînée vers vous, cette pensée révolte toutes les facultés de mon âme. Quoi ? j’ai été aimée de M. de Mora. J’ai été l’objet de la passion de l’âme la plus grande, la plus forte et la plus vertueuse ; et vous voudriez m’humilier ? Ah ! laissez-moi à mes remords, ils m’anéantissent ! J’ai été coupable, je suis punie, M. de Mora est vengé. Que voulez-vous de plus ? m’accabler, m’abîmer sous le poids de votre pitié ? Je vous le déclare, je ne me sens pas faite pour cette abjection : vous hâteriez ma mort. Je ne démêle pas si c’est à mon sentiment que je tiens encore, ou bien si je suis arrêtée par l’horreur que je sens de faire le malheur de deux personnes qui donneraient leur vie pour moi : ma mort les accablera ; et je ne me flatte point, je voudrais au contraire pouvoir les détacher, les éloigner de moi ; j’en serais plus libre, je me délivrerais du tourment qui me tue, et je vous délivrerais de l’importunité de me voir ou de m’éviter.

Vous me dites que, peut-être, vous me verrez demain, en passant : oui, en effet, tout ce que vous feriez pour moi, tout ce que vous m’accorderiez serait en passant ; voilà comme est la vertu. Elle accorde en