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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/327

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tolérables ! Je vais tâcher de faire ma consolation de ce qui ferait le plaisir et le bonheur d’une autre. J’aimerai par reconnaissance ce qui devrait être mieux aimé, si je répondais à la chaleur et à la vivacité de l’amitié qu’on me témoigne. Depuis trois mois, j’ai à me reprocher de repousser avec froideur et avec dureté l’expression du plus vif intérêt, qui est la suite du sentiment le plus vrai, dont malgré moi j’ai reçu des preuves non équivoques ; et vous savez si je dois être difficile en preuves. Je vous étonne sans doute, vous croyez que je rêve ; je ne dis pas un mot qui ne vous paraisse blesser la vérité et la vraisemblance. Eh bien ! cela vous prouvera ce que vous avez déjà pu voir, mais peut-être jamais dans un cas aussi extraordinaire que le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable. Hélas ! cela me paraît tout aussi surprenant qu’à vous : je reste confondue de ce qu’il y a encore quelqu’un sur la terre qui puisse mettre son plaisir, et espérer son bonheur de la créature du monde la plus triste et la plus faite pour repousser tout intérêt. L’excès du malheur a donc de l’attrait pour de certaines âmes ! Oui, je le vois, on a besoin de plaindre, de s’intéresser, de s’animer ; et en approchant de moi, on partage et on prend cette disposition sans que je le veuille. Depuis longtemps j’ai remarqué que cet homme ne me quittait jamais sans émotion ; et il m’est intimement prouvé que c’est le malheur, la maladie et la vieillesse qui me tiennent lieu auprès de lui de grâces, de jeunesse et d’agréments. Croyez-vous qu’il soit possible d’être vaine d’avoir un pareil attrait pour un homme honnête et sensible ? Eh ! non, je ne suis pas vaine : je suis trop malheureuse : trop profondément malheureuse, pour être accessible aux plaisirs et aux sottises de la vanité. Je ne vous avais point