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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/36

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foi avec vous, avec moi ; et en vérité, dans le trouble où je suis, je crains de m’abuser ; peut-être mes remords sont-ils au-dessus de mon tort ; peut-être l’alarme que je sens, est ce qui offenserait le plus ce que j’aime. Je viens de recevoir dans l’instant une lettre si pleine de confiance en mon sentiment ; il me parle de moi, de ce que je pense, de mon âme, avec ce degré de connaissance et de certitude qu’on a lorsqu’on exprime ce que l’on sent vivement et fortement. Ah ! mon Dieu ! par quel charme ou par quelle fatalité êtes-vous venu me distraire ? Que ne suis-je morte dans le mois de septembre ! je serais morte alors sans regret, et sans avoir de reproche à me faire. Hélas ! je le sens je mourrais encore aujourd’hui pour lui ; il n’y a point d’intérêt dont je ne lui fisse le sacrifice ; mais il y a deux mois je n’avais point de sacrifice à lui faire ; je n’aimais pas davantage, mais j’aimais mieux. Oh ! il me pardonnera ! j’avais tant souffert ! mon corps, mon âme étaient si épuisés par la durée de la douleur ! Les nouvelles que j’en recevais, me jetaient quelquefois dans l’égarement ; c’est alors que je vous ai vu ; c’est alors que vous avez ranimé mon âme ; vous y avez fait pénétrer le plaisir : je ne sais lequel m’était le plus doux, ou de vous le devoir, ou de le sentir. Mais dites-moi, est-ce là le ton de l’amitié ? est-ce celui de la confiance ? qu’est-ce qui m’entraîne ? faites-moi connaître à moi-même ; aidez-moi à me remettre en mesure ; mon âme est bouleversée ; est-ce vous, serait-ce votre départ, qu’est-ce donc qui me persécute ? je n’en puis plus. Dans ce moment, j’ai de la confiance en vous jusqu’à l’abandon, et peut-être ne vous parlerai-je de ma vie. Adieu ; je vous verrai demain, et peut-être aurai-je de l’embarras de ce que je vous écris aujourd’hui.