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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/366

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entière me paraît morte, je ne voudrais pas la ranimer, mais je voudrais m’anéantir. Que faire d’une existence aussi douloureuse et aussi languissante ? Mon ami, vous m’aiderez à la supporter, et cela suffira quelque temps à votre bonté et à votre délicatesse. Vous vous direz : je soulage, j’adoucis le malheur, j’essuie les larmes d’une personne qui ne tient à la vie que par moi. Mais, mon ami, ce sentiment de vertu ne saurait satisfaire entièrement votre âme : son ardeur, sa chaleur, son activité ne se contenteront point d’avoir adouci mes maux, vous voudrez, et avec raison, faire ma consolation, mais cela sera impossible, et bientôt vous vous refroidirez. Je sens, je prévois cet avenir, et il me paraît tout près de moi. Pourquoi l’attendre ? Ne serait-il pas doux et facile de le prévenir ? Ah ! laissez-moi achever de mourir ! Ne cherchez point à réchauffer, à ranimer une âme que le plaisir et la douleur ont consumée. Je vous trouve si aimable, si digne d’être aimé, que vous me feriez regretter à chaque instant la force et la vivacité que j’ai perdues. Non, ce n’est pas moi, en effet, qu’il faut aimer. Vous sentiriez trop souvent que vous me faites grâce, et cela flétrirait votre cœur. Vous devez régner sur une âme vive, jeune, remplie de chaleur et de passion ; la mienne ne peut plus s’élever jusque-là. Elle n’est animée que par la tendresse et la sensibilité. Vous en êtes l’objet ; il n’y a pas de moment où je ne trouvasse de la douceur à vous en donner des preuves : mais puisqu’il y a mieux, et plus que cela, vous y pouvez prétendre, et avec raison. — Mon ami, le chevalier de Chatelux a résolu de me tourner la tête ; il est encore venu passer la soirée avec moi. Il est arrivé de Choisi à onze heures, et il est venu descendre chez moi. Il m’a trouvée avec M. de Condorcet