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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/367

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et M. d’Andezi. J’étais presque morte quand il est entré, et je n’ai pas été plus en vie pendant tout le temps qu’il a été avec moi. Il est bon, plus encore qu’il n’est vain : car il m’a demandé plusieurs fois si je souffrais. Il comparait mon état de la veille à celui où j’étais, et il ne se doutait pas que le charme qui me soutenait, qui m’animait le jour d’avant, était évanoui. Il agissait ailleurs sans doute ; et cette pensée n’était pas consolante pour moi. Je me suis couchée fort tard. Je n’ai point dormi, et, à six heures, j’ai pris de l’opium, mais en assez petite dose, pour diminuer seulement le besoin que je sens d’en prendre cent grains. En effet, il m’a ôté l’activité et le déchirant de ma douleur. Je souffre, mais aussi je sens que je vous aime. — Je pense que je vous verrai dimanche matin ; que peut-être j’aurai de vos nouvelles demain : si cela n’était pas, j’en serais quitte pour reprendre deux grains, et je vous attendrais sans me plaindre et sans vous aimer moins. Mon ami, je me sens d’une douceur, d’une modération qui me font peur. Cette dernière vertu me paraît faite pour les habitants des limbes, et je crains d’y être condamnée. Je n’ai connu que le climat de l’enfer, quelquefois celui du ciel. Il n’y a plus moyen de façonner mon âme à une autre température : cela veut dire que, lorsqu’on a touché le dernier terme du malheur et de la félicité, il ne reste plus qu’une chose à faire, mourir. Et voilà, en effet, où j’aspire, où j’aurais déjà atteint si vous ne m’en aviez détournée. Adieu. Je vous aime de toute mon âme ; mais ce n’est pas assez, ce n’est rien pour ce que vous méritez, et ce que vous devez m’inspirer. Si j’ai de vos nouvelles, je vous en remercierai, et puis je vous enverrai ma lettre pour que vous la trouviez en arrivant.