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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/373

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vous voir ; c’est le besoin de mon âme, comme le besoin de respirer est celui de mes poumons. Mon Dieu ! que je voudrais modérer, éteindre même ce besoin ! il est trop actif pour la faiblesse de ma machine, et puis il est plus nécessaire que jamais que je m’accoutume à vous voir rarement. Ah ! mon Dieu ! tout nous sépare, mon ami, et tout me rapprochait d’un homme qui était né à trois cents lieues de moi. Hélas ! il était animé de ce qui fait faire l’impossible. Ah ! je ne me plains point : vous m’accordez assez, on se trouve toujours trop riche quand on va déménager, ou tout perdre. Eh bien ! mon ami, avez-vous rempli vos projets, avez-vous beaucoup travaillé ? Je n’en crois rien. Voici ce que vous aurez fait, dîner, après dîner causer, à cinq heures aller au Temple, où vous aurez lu vos changements sur le Connétable ; ils auront été exaltés jusqu’aux nues, et avec cette douce faconde, les heures coulent bien vite. Vous serez rentré un peu avant neuf heures ; il est bien commode de végéter en famille, et de se faire adorer jusqu’à onze heures et demie, minuit. Ici j’emploie l’art du peintre d’Agamemnon, et je me tais. Bonsoir. Je ne sais quelle heure vous me destinez demain, quoique vous m’ayez bien dit que ce serait la soirée ; mais il se passe tant de choses dans votre tête, que vos projets ne doivent jamais être regardés comme des engagements. Enfin, mon ami, vous me donnerez ce que vous pourrez. Mais ne venez pas à quatre heures ; j’ai dit à quelqu’un de venir à cette heure-là, parce que j’ai bien jugé que ce n’est pas celle que vous choisiriez. Je me reproche de vous retenir si longtemps, vous êtes entouré comme un ministre. Mais comme ils sont sujets à confondre les papiers qu’ils reçoivent, je vous prierai de rassembler les