Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/380

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour vous aimer, pour souffrir encore quelque temps, il faut bien avoir du sommeil ; car pour vous aimer, il faut vivre ; et il est bien certain que je ne vis que pour vous aimer. Adieu, la plus aimable et la plus chérie de toutes les créatures. C’est pardonner, mais oublier ! Ah ! mon ami !



LETTRE CLV

Quatre heures, 1776.

Mon ami, je suis malade, bien souffrante. Mais aussi je suis folle, depuis deux jours. Je ne sais ce qu’est devenue mon âme, c’est un désert : je n’y trouve plus ni sentiment, ni passion, mais des regrets déchirants, une parfaite douleur, l’étonnement d’exister encore, la sensibilité et l’égarement des premiers moments où la mort impitoyable m’enleva ce qui seul m’avait fait chérir la vie. Ah ! mon Dieu ! pourquoi m’empêchâtes-vous de le suivre ? Pourquoi me condamnâtes-vous à une mort si lente et si douloureuse ? Voilà mon ami, les pensées qui ont rempli ma vie depuis hier soir. J’en ai été plus malade, j’ai passé une nuit sans me coucher, je n’ai été dîner nulle part, et, je vous l’avouerai, le Connétable est venu rarement à ma pensée. Je crois même que si vous ne m’aviez pas écrit, je n’aurais pas eu la force de vous montrer à quel point je suis triste et abattue. — Eh ! mon Dieu, non ! je n’irai pas à Versailles : d’abord je suis trop malade ; et puis je serais sur la roue pendant la représentation. Je suis plus difficile que vous sur votre intérêt. D’ailleurs, si cette tragédie amène, comme je