Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/382

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous aime avant que quelque moment de sommeil m’enlève au plaisir de le sentir. Mon ami, je me suis couchée bien triste : je vous avais attendu longtemps, et cet espoir avait animé et soutenu mon âme. Mais quand l’heure d’espérer a été passée, ah ! je suis tombée bien bas, car mon corps était bien abattu ! Il y avait du monde autour de moi, mais je n’aurais pas été plus seule dans un désert. Eh ! bon Dieu ! me disais-je en entendant annoncer ; tout ce qu’on n’attend point, tout ce qu’on ne désire point arrive, est exact, assidu ! Il est affreux de ne vivre que dans un point, de n’avoir qu’un objet, qu’un désir, qu’une pensée. Mon ami, ce que cela fait éprouver, n’est sûrement pas le remède de la fièvre ; mais cependant je l’ai beaucoup moins forte que la nuit dernière ; je n’en ai ni la soif, ni la chaleur, ni l’espèce de délire. Figurez-vous qu’il m’était impossible de m’occuper de vous : mon sentiment m’échappait comme tout le reste, et ce manque de pouvoir sur ma pensée augmentait ma chaleur et mon agitation. Actuellement je suis plus calme ; je souffre, mais d’une manière plus supportable. Êtes-vous à Paris, mon ami ? Vous verrai-je ce matin ? Mon Dieu ! je vous souhaite la meilleure, la plus grande fortune, tous les succès, mais qu’il est malheureux de s’être attaché à quelqu’un que tout éloigne de nous ! Si M. de Saint-Germain vous occupe, vous serez sans cesse à Versailles. Les représentations de cette pièce vous y mèneront sans cesse, et puis une femme, une famille, des goûts, de la dissipation ! Ah ! mon ami ! je ne me plains de rien, mais, de bonne foi, dites-moi si je pourrais vivre au travers de tout cela. Ce que vous feriez pour moi, vous coûterait beaucoup, et ce que vous ne feriez pas, me mettrait à la torture. Il vaut bien mieux dire et faire