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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/418

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mon Éliza, conçois-tu bien tout le mal qu’on me ferait, si l’on m’enlevait à la tendresse et au charme qui me pénétrera, lorsque ton cœur sera près du mien, lorsque ta main sera dans la mienne ?… Je t’ai fait mal, Jacques, je t’ai privé de la plus douce consolation que la nature ait donnée à ses enfants… J’en étais là lorsque le carrosse s’arrêta. Lafleur vint ouvrir ma portière : « Mon ami, lui dis-je, il faut que tu soulages mon cœur, il est opprimé par ce qu’a souffert Jacques. — Et où est Jacques ? quel est-il ? quel mal a-t-il ? — Écoutez-moi, Lafleur : vous êtes un bon garcon, vous avez pitié des malheureux… » Le visage de Lafleur, qui était toujours épanoui, commençait à prendre une teinte de sensibilité ; sa tête se baissait, et il semblait me remercier de le connaître si bien et de le lui dire… « Oui, mon ami, il nous faut secourir un malheureux : je suis cause qu’il a souffert ; ce Jacques est un ouvrier qui a cassé le couvercle d’un de mes vases de marbre. — Et cela a mis Monsieur en colère contre lui ? Je vais, je cours lui dire que vous n’êtes plus fâché. » Et Lafleur courait déjà… Je le pris par le bras : « Écoutez-moi, mon ami : je n’ai point vu Jacques ; il craignait trop, il était trop affligé pour se montrer. — Le pauvre malheureux ! disait tout bas Lafleur. — Il m’a envoyé son ami ; oh ! la bonne âme que cet ami ! il souffrait autant que Jacques. Il m’a dit que si je me plaignais à leur maître, Jacques en mourrait, qu’il serait renvoyé, et que, s’il n’avait plus d’ouvrage, il serait perdu et toute sa famille. — Il a une femme ?… me dit Lafleur avec attendrissement. — Oui, Lafleur, et quatre petits enfants que son travail fait vivre. — Oh ! Monsieur, allons, reprit Lafleur, il faut que nous délivrions Jacques de son malheur. — C’est bien mon intention ; tiens, mon ami, il faut que tu ailles le trouver ; tu lui diras que je ne suis pas fâché contre lui, mais que j’ai du chagrin de ce qu’il a souffert… » ; et en disant cela, je tirais ma bourse : « Tiens, Lafleur, voilà douze francs que tu donneras à ce pauvre Jacques ; cela lui fera plaisir, cela fera du bien à sa femme… — La bonne femme, disait Lafleur,