Aller au contenu

Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/42

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

cause un regret sensible ; mais je n’ai plus à combattre ce que vous m’inspirez : j’ai vu clair dans mon âme. Ah ! l’excès de mon malheur me justifie du reste ; je ne suis point coupable, et cependant, avant qu’il soit peu, je serai victime. Je pensai mourir vendredi en recevant une lettre par un courrier extraordinaire. Je ne doutais pas qu’il ne m’apportât la plus funeste nouvelle ; le trouble où il me jeta m’ôtait jusqu’au pouvoir de décacheter ma lettre ; je fus plus d’un quart d’heure sans mouvement : mon âme avait glacé mes sens ; enfin, je lus et je ne trouvai qu’une partie de ce que j’avais craint. Je n’ai point à trembler pour les jours de ce que j’aime ; mais à l’abri du plus grand des malheurs, mon Dieu ! qu’il me reste encore à souffrir ! que je me sens accablée du fardeau de la vie ! la durée des maux est au-dessus des forces humaines ; je ne me sens plus qu’un courage, et très souvent je n’ai qu’un besoin. Voyez si je dois vous aimer, si je dois chérir votre présence : vous avez eu le pouvoir de faire diversion à un mal aussi aigu et aussi profond ; j’attends, je désire vos lettres. Oui, croyez-moi, il n’y a que les malheureux qui soient dignes d’avoir des amis ; si votre âme n’avait point souffert, jamais vous n’auriez été jusqu’à la mienne. J’aurais admiré, j’aurais loué vos talents ; et je me serais éloignée, parce que j’ai une sorte de répugnance pour tout ce qui ne peut occuper que mon esprit : il faut être calme pour penser ; dans l’agitation on ne sait que sentir et souffrir. Vous me dites que vous êtes agité de regrets, de remords même ; que votre sensibilité n’est que de la douleur ; je vous crois, et cela m’afflige : mais cependant je ne sais pourquoi l’impression que j’ai reçue de votre lettre est si contraire à votre disposition. Il me paraît qu’il y a du