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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/421

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ce qui fut remarqué par madame Geoffrin. « Madame, dit-il avec un ton où il y avait plus d’affection que de critique, tout ce qu’on mange ici, tout ce qu’on y prend est tellement au point de la perfection, que j’ose vous faire une représentation : il n’y a que la crème qui ne soit pas bonne. — Je le sais bien, reprit doucement madame Geoffrin ; elle est mauvaise, j’en suis bien fâchée (et ce dernier mot fut dit en regardant ses amis) ; mais cela ne peut pas être autrement. — Comment donc, reprit plus gaîment l’abbé, comment ! il est nécessaire que vous ayez de mauvaise crème ? Cela me paraît plaisant. — Oui, oui, mes amis, cela est nécessaire ; et si vous voulez m’écouter, vous serez forcés d’en convenir… Tout le monde se tut, mais avec l’expression du désir de l’entendre. — J’avais une laitière de campagne qui venait apporter le lait et la crème tous les matins ; un jour, je vis entrer mon portier avec l’air triste… Que venez-vous m’apprendre, Follet, lui dis-je ? — Madame, votre laitière est en bas, elle est toute en larmes, elle vient vous faire dire qu’à l’avenir elle ne pourra plus servir Madame : sa vache est morte, et elle s’en désole. — Faites-moi monter cette pauvre femme… ; et il revint aussitôt, car la laitière semblait l’avoir suivi. On ouvrit ma porte, elle s’y tenait, essuyait ses yeux, elle paraissait vouloir étouffer les sanglots qui la suffoquaient, elle ne pouvait avancer… J’ai remarqué souvent que les malheureux croient que c’est manquer de respect que de se livrer à l’expression de leur douleur ; je voyais ce mouvement dans l’effort qu’elle faisait pour se calmer… Approchez, ma bonne, approchez, lui dis-je… Elle voulait marcher, et elle n’avançait point ; elle levait les pieds, et ils se retrouvaient à la même place… Venez, venez, ma chère amie ; vous avez donc eu bien du malheur ? Ce mot la soulagea, elle fondit en larmes… — Bien du malheur ! Oh ! oui, Madame… et elle leva les yeux pour me regarder : jusque-là elle les avait eus baissés. Alors il me sembla qu’elle cherchait dans mon visage si elle aurait la force de parler… Eh bien ! dites-moi, ma bonne femme, vous avez perdu votre vache ;