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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/422

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elle vous faisait vivre, n’est-ce pas ? — Hélas ! dit-elle en joignant et en élevant les mains, que deviendront mon pauvre père et ma mère ! ils sont si vieux ! ils ne peuvent plus travailler, notre vache et moi étions tout leur bien ; elle est morte, mon mari dans son lit depuis deux mois… Alors les sanglots l’étouffèrent ; elle mit son visage dans son tablier, elle s’abandonna à toute sa douleur, elle me faisait mal à l’âme… — Ma chère amie, calmez-vous, votre douleur me fait trop de peine. Je vous donnerai une vache, vous l’achèterez aussi belle que vous pourrez, et j’espère qu’elle remplacera celle que vous avez perdue… Elle leva la tête, laissa tomber ses bras : je ne vis plus de larmes sur son visage, elle était sans mouvement, elle ouvrit la bouche, elle essayait de prononcer… J’ajoutai : Et ce sera tout à l’heure que vous irez chercher la meilleure vache. — Oh ! Madame, oh ! ma bonne dame, vous sauvez la vie à mon père… Alors je vis couler des larmes ; mais elles étaient douces et lentes, son visage était calme… C’est alors que je remarquai sa figure. Elle étoit jeune et fraîche, de belles dents, de la douceur dans les yeux… « Quel âge avez-vous, ma chère ? — Je vais avoir trente ans, vienne la Saint-Martin, dit-elle, en faisant la révérence. — Eh bien, ma bonne, actuellement que vous voilà un peu consolée, dites-moi tous vos malheurs, je les soulagerai peut-être. — Madame est trop charitable, reprit-elle avec un sourire qui ressemblait au bonheur. — Allons, dites-moi, aimez-vous votre mari ? — Charles et moi, nous nous aimons depuis que nous allions ensemble au catéchisme de notre curé. Charles est un brave homme, bon travailleur ; avant le malheur qu’il a eu de se blesser à la jambe, nous ne manquions de rien ; il aime mon père comme s’il était le sien, et il pleurait hier en me disant : Va, Madeleine, va dire demain à tes pratiques que tu n’as plus de lait, que notre vache est morte… Et en prononçant ce mot, ma bonne femme essuyait ses yeux qui se remplissaient encore de larmes. « Votre mari sera donc bien content ce soir, quand il verra que vous ramenez une vache ? — Content !