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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/423

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oh ! il ne le croira pas. Je lui dirai la bonté de Madame ; comme il vous bénira ! que mon pauvre père va prier le bon Dieu pour la conservation de Madame ! — Mais vous ne dites rien de votre mère ?… car j’avais remarqué que son père était toujours l’objet de son attendrissement et de sa douleur ; est-ce que vous ne l’aimez pas ? — Pardonnez-moi, je l’aime bien ; mais, la pauvre femme, elle gronde tant ! Si ce n’était que moi… c’est ma mère ; ainsi… Mais elle tourmente Charles ; elle le querelle, et elle l’a souvent fait sortir de la maison ; c’est cela qui me chagrine ; car le chagrin de Charles me fait plus de mal que le mien : mais il n’a point de rancune, il a soin de ma mère. La pauvre femme ! il le faut bien ; à peine peut-elle se remuer. Je dis quelquefois à Charles : Mon ami, quand nous serons vieux et infirmes, nous serons peut-être aussi grichards que ma mère : il faut bien prendre patience. Et Charles rit, il m’embrasse et nous sommes contents… — Eh bien ! ma bonne, je veux encore ajouter à votre bien-être : je veux vous donner une seconde vache, pour vous consoler de ce que vous avez souffert depuis deux jours. — Ah ! c’est trop, Madame, c’est trop, dit-elle avec l’expression de la joie et du désir : nous serions tous trop heureux ! — Mais, dites-moi, pouvez-vous soigner deux vaches ? — Oui, moi et mon cousin Claude nous en aurons bien soin. Claude a un bon cœur ; il a pleuré trois jours, et n’a rien voulu manger tout le temps que notre vache refusait le foin : il la gardait tout le jour, et moi je couchais à côté d’elle la nuit : nous parlions ensemble… Comment te va, Blanche, lui disais-je ? Elle me regardait, elle se plaignait, et quelquefois je croyais qu’elle pleurait… Veux-tu du pain, ma mie ? Elle le prenait, mais elle ne pouvait pas l’avaler. Elle me regardait, je la flattais, et il sembloit que cela lui faisait du bien… Hélas ! le bon Dieu est le maître ; il a compté nos jours, il a voulu que Blanche soit morte hier au matin : mais il nous aime bien ; c’est mon pauvre père qui est la bénédiction de notre famille ; c’est pour le récompenser que le bon Dieu a voulu que j’aie trouvé une si charitable dame