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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/424

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qui a fait tant de bien à mon cœur ; il était mort quand je suis arrivée à la porte de M. Follet ; qu’il va me trouver joyeuse en sortant ! Mon Dieu ! que le bon Dieu est bon !… Et elle joignait les mains avec action ; ses yeux, son visage, ne me peignaient plus que le plaisir, mon âme s’en laissait doucement pénétrer… Mes amis, je n’ai guère passé de matinée qui m’ait laissé une impression plus agréable : je le devais bien plus à ma laitière qu’elle n’avait reçu de bien de moi… — Adieu, ma bonne, lui dis-je : car je m’aperçus qu’il était onze heures. J’avais été plus d’une heure avec cette bonne femme ; je l’avais consolée, je ne regrettai pas mon temps, je crus l’avoir bien employé… Vous voyez donc, d’après tout ce que je viens de vous conter, que je ne peux pas avoir de bonne crème. Me donneriez-vous le conseil, et aurais-je le courage de quitter ma laitière ? Je l’ai consolée de la mort de sa vache ; qu’est-ce qui la consolerait du mal qu’elle sentirait si je venais à la quitter ? Ne vaut-il donc pas mieux, mon cher abbé, en se tournant de son côté, que nous prenions de mauvaise crème ? Mes amis, en la prenant, penseront à ma bonne laitière, et ils me pardonneront, n’est-il pas vrai ?… » Il y eut une acclamation générale : chacun louait la bienfaisance, la bonté de madame Geoffrin. Pour moi, j’avais les yeux attachés sur tous ses mouvements, et je ne disais mot : mon âme était trop occupée pour me laisser des expressions pendant ce récit, il m’était échappé des larmes que je sentais venir de mon cœur… Bon, m’étais-je dit souvent, il y a donc encore une aussi bonne âme que celle de mon oncle Toby ! les malheureux ont donc encore une amie qui veille pour eux, qui est près de leur cœur… Tandis que je réfléchissais, ou plutôt que je sentais et jouissais de la vertu de cette excellente dame, elle s’approcha de moi… « Vous ne dites rien, monsieur Sterne, en me regardant avec bienveillance, cependant mon histoire ne vous a pas ennuyé : j’en ai vu des preuves certaines sur votre visage, j’ai vu couler une larme pour ma laitière, et cela m’a fait plaisir ! — Hélas ! madame, dis-je en la regardant avec la tendresse et le res-