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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/438

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cœur n’avait tant aimé ! Elle vivra, elle vivra, me disais-je en la quittant ; tant de vie doit braver la mort. Et alors je ne concevais pas plus l’idée d’Éliza pouvant mourir, que celle du Soleil prêt à s’éteindre.

Eliza n’est plus ! qui éclairera mon jugement, qui échauffera mon imagination, qui m’enflammera pour la gloire ! qui remplacera pour moi le sentiment profond qu’elle m’inspirait ! Que ferai-je de mon âme et de ma vie ? Ô mon cœur, rappelle à ma pensée ce que fut Éliza ! Je veux la célébrer, et pour la célébrer il ne faut que la peindre. Éliza ne mourra jamais dans la mémoire de ses amis, mais ses amis mourront un jour comme elle, et je veux qu’elle vive dans l’avenir. Je veux qu’après moi quelqu’âme sensible, en lisant cette complainte funèbre, regrette de ne l’avoir pas connue, et s’attendrisse sur le malheur que j’eus de lui survivre.

Éliza m’avait raconté plusieurs fois les premières années de sa vie ; que tout ce qu’on entend sur nos théâtres, que ce qu’on lit dans nos romans est froid et dénué d’intérêt auprès de ce récit ! c’est dans l’intérieur des familles qu’il faut pénétrer pour voir les grandes scènes des passions et de la calamité humaine. Nos écrivains les défigurent en les imaginant, et il n’y a que leurs acteurs et leurs victimes qui puissent les peindre. Éliza naquit sous l’auspice de l’amour et du malheur. Sa mère était une femme d’un grand nom, qui vivait séparée de son mari. Elle l’éleva publiquement, comme si elle eût été en droit de l’avouer pour sa fille, et elle lui fit un mystère de sa naissance ; souvent elle la baignait en secret de ses larmes. Elle semblait, par le redoublement de sa tendresse, vouloir la consoler du présent funeste qu’elle lui avait fait de la vie. Elle la comblait de caresses et de bienfaits. Elle lui donna elle-même le premier de tous une excellente éducation ; c’était dans peu tout ce qui devait lui rester. Elle mourut presque subitement, et au moment où elle allait tout tenter pour donner à sa fille un état que les lois pouvaient peut-être lui accorder, Éliza resta abandonnée à des