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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/439

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parents qui bientôt ne furent plus que ses persécuteurs. Ils lui apprirent ce qu’elle était ; de fille aînée[1], de fille chérie, elle descendit tout d’un coup, dans la même maison, à l’état d’orpheline et d’étrangère. La dédaigneuse et barbare pitié prit soin de cette infortunée, jusque-là si tendrement soignée par le remords et par la nature ; elle vécut, parce qu’elle était dans cet âge où le malheur ne tue pas, et où, pour mieux dire, il n’y a pas de malheur.

Éliza n’était rien moins que belle, et ses traits avaient encore été défigurés par la petite-vérole ; mais sa laideur n’avait rien de repoussant au premier coup d’œil ; au second on s’y accoutumait, et dès qu’elle parlait on l’avait oubliée. Elle était grande et bien faite. Je ne l’ai connue qu’à l’âge de trente-huit ans, et sa taille était encore noble et pleine de grâce. Mais ce qu’elle possédait, ce qui la distinguait par-dessus tout, c’était ce premier charme sans lequel la beauté n’est qu’une froide perfection : la physionomie : la sienne n’avait point un caractère particulier, elle les réunissait tous. Ainsi on ne pouvait pas précisément dire qu’elle fût ou spirituelle, ou vive, ou douce, ou noble, ou fine, ou gracieuse, espèce d’éloge par lequel on dégrade, ce me semble, les figures que l’on veut louer ; car quand un visage a une expression habituelle, cette expression est plutôt le résultat de sa conformation, et ce qu’on peut appeler l’air des traits, que ce qu’il faut appeler de la physionomie. La physionomie vient du dedans ; elle naît de la pensée ; elle est mobile et fugitive ; elle échappe à l’œil et trompe le pinceau. Ô Éliza, Eliza, qui n’a pas eu le bonheur de vivre dans ton intimité, dans celle de tes affections, de tes mouvements, de ta confiance, ne peut savoir ce que c’est que la physionomie ! J’ai vu des visages animés par l’esprit, par la passion, par le plaisir, par la douleur ; mais que de nuances m’étaient inconnues avant que je connusse Éliza !

  1. C’est une erreur, la marquise de Vichy-Champrond, fille légitime de la comtesse d’Albon, était de beaucoup l’aînée de Mlle de Lespinasse. (Note de l’édition Asse.)