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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/440

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Cette flamme du ciel, cette énergie de sentiment, enfin, si j’ose m’exprimer ainsi, cette abondance de vie, Éliza, quand elle n’était pas accablée par le malheur, elle la répandait sur tout ce qu’elle voulait animer, mais elle ne voulait rien ; elle animait sans prétention et sans projet. On n’approchait pas de son âme sans se sentir attiré. J’ai connu des cœurs apathiques qu’elle avait électrisés ; j’ai vu des esprits médiocres que sa société avait élevés : Éliza, lui disais-je en lui voyant opérer ce phénomène, vous rendez le marbre sensible et vous faites penser la matière. Que dut être cette âme céleste pour celui dont elle avait fait son premier objet, pour celui qui l’anima à son tour !

Ô toi qui fus cet objet, Gonsalve[1] ! heureux Gonsalve ! tu devais te croire sous le climat brûlant de l’équateur, aimé d’une des filles du soleil. La mort t’enleva au milieu de ta carrière ; mais, en quelques années, tu épuisas tout le bonheur que le ciel peut donner aux hommes sur la terre : tu fus aimé d’Éliza. Ah ! si tu pouvais savoir encore ce qu’elle devint après toi : elle vécut deux ans desséchée par la douleur, portant la plaie du malheur, comme un arbre que la foudre a cicatrisé, et elle finit par s’éteindre en bénissant la mort.

On pourrait croire qu’Éliza, vivement occupée d’un objet, l’était moins de ses amis ; jamais elle ne les aima davantage, et jamais elle ne leur fut plus chère. La passion et le malheur semblaient avoir donné à son âme une activité et une énergie nouvelles. Eh ! qui fit goûter comme elle le charme de l’amitié ? Qui sut comme elle s’approcher du cœur des personnes qu’elle aimait ? Elle attirait si doucement la confiance ; elle entendait si bien la langue des passions ! De quelque sentiment qu’on eût l’âme remplie, elle faisait éprouver le besoin de le lui communiquer, et l’on se trouvait toujours plus heureux ou moins malheureux auprès d’elle. Était-on dans cet état de langueur qui est la situation habituelle de tous les gens du monde,

  1. M. de Mora.