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Page:Lettres de Mlle de Lespinasse (éd. Garnier).djvu/441

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quand ils n’ont ni plaisir ni peine, on en sortait bientôt. auprès d’Éliza ; car, ou on la voyait malheureuse et souffrante, et alors on était animé du sentiment de ses maux, ou, ce qui arrivait souvent, son esprit et son âme prenaient l’ascendant sur eux, et alors, quel intérêt ! quelle conversation ! Il fallait malgré soi l’écouter, penser et revivre.

Souvent, en comparant Éliza à tout ce que j’ai connu de femmes aimables et d’hommes de beaucoup d’esprit, j’ai cherché à m’expliquer le principe de ce charme que personne ne possédait comme elle, et voici en quoi il m’a paru consister : elle était toujours exempte de personnalité, et toujours naturelle. Exempte de personnalité, jamais on ne le fut à ce point. Avec ses amis, c’était par sentiment, et parce qu’elle avait toujours plus besoin de leur parler d’eux que d’elle-même ; avec le reste de la société, c’était par finesse d’esprit et de jugement. Elle savait que le grand secret de plaire est de s’oublier pour s’occuper des autres, et elle s’oubliait sans cesse. Elle était l’âme de la conversation, et elle ne s’en faisait jamais l’objet. Son grand art était de mettre en valeur l’esprit des autres, et elle en jouissait plus que de montrer le sien. Naturelle, elle l’était dans sa démarche, dans ses mouvements, dans ses gestes, dans ses pensées, dans ses expressions, dans son style, et ce naturel avait en même temps quelque chose d’élégant, de noble, de doux, d’animé ; une partie de ce naturel s’était sans doute perfectionné par une excellente éducation, par un goût exquis, par l’habitude de sa jeunesse passée dans la meilleure compagnie, et avec les personnes les plus aimables de son temps ; mais il lui était devenu tellement propre qu’on ne sentait jamais que l’art y eût contribué ; aimable illusion qui s’évanouit avec presque toutes les femmes quand on converse quelque temps avec elles, et dont l’absence, laissant voir la prétention ou l’effort, refroidit tout intérêt et glace tout plaisir.

Ce qui m’a toujours le plus frappé dans Éliza, c’est le rapport, et, si je puis m’exprimer ainsi, l’harmonie qui régnait entre ses pensées et ses expressions. Était-elle ani-